Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle : Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988, 722 p. (ISBN 978-2130446859)

Annexe V

 

Note à l’attention de M. Le Conseiller d’Ambassade Schwendemann envoyée à ce dernier par René Château le 5 juillet 1943.

 

Monsieur le Conseiller,

 

J’ai l’honneur, pour confirmer l’entrevue que vous avez eue le 2 juillet avec mes amis et moi-même, de vous exposer les faits et les réflexions suivantes :

Le 30 juin, M. Georges Daudet, Directeur Général de La France socialiste, m’a informé qu’il aurait reçu mandat des autorités occupantes de me retirer la Direction Politique de ce journal, parce que la politique que je faisais déplairait à ces autorités.

Georges Daudet m’avait d’ailleurs plusieurs fois averti, pendant ces dernières semaines, que ces autorités jugeaient avec défaveur mon obstination à défendre certaines idées de politique intérieure et extérieure. Il m’avait fait prévoir que, si je continuais, je courrais le risque d’être l’objet de mesures dont il serait l’exécutant.

J’ai l’honneur de vous demander avec la plus grande insistance si les dires de M. Georges Daudet correspondent à la réalité.

Et voici pourquoi.

Mes amis et moi-même sommes depuis de longues années des militants convaincus du rapprochement franco-allemand et de l’idée européenne. Nous avons, pour ces idées, combattu au moment de l’adversité allemande, sous la République de Weimar. Nous avons continué cette lutte après l’avènement du National-Socialisme, malgré les injures et les calomnies. Nous avons continué depuis l’armistice, malgré les ressentiments que tant de nos concitoyens nourrissent contre l’Allemagne.

Nous sommes disposés à continuer encore, à continuer toujours. Car rien ne nous inspire que la volonté de faire cesser entre vous et nous les guerres cruelles qui, en moins d’un siècle, ont trois fois décimé nos jeunesses, et que de construire enfin une Europe, équitable et libre, où les jeunes générations puissent vivre.

Nous avons, pour faire comprendre autour de nous ces idées, la force morale qui s’attache à des militants que le public sait depuis longtemps convaincus, dont il sait qu’ils n’agissent pas aux ordres, ni moyennant subsides, ni parce que vous êtes là. Et nous sommes, par suite, pacifistes d’avant-guerre, syndicalistes, socialistes, dans une période où convaincre est si difficile, les hommes qui pouvons être et qui sommes les plus écoutés.

Je tiens d’ailleurs à dire que, quoi qu’il advienne, nous ne changerons pas. Nous serions, au cas où le sort des armes vous serait défavorable, les hommes qui, à la paix, élèveraient la voix pour demander qu’on respectât l’Allemagne, pour que de nouveaux ressentiments et de nouvelles haines ne fussent pas cause de guerre à nouveau.

Mais encore faut-il, pour que nous continuions à défendre l’idée de l’Europe, présentement (c’est-à-dire à une époque où l’Europe a de grandes chances d’être faite après votre victoire), que nous ayons la certitude que l’Europe serait, après votre victoire, telle que nous l’avons toujours espérée et fait espérer. Or nous n’avons jamais espéré, ni jamais conçu comme possible une autre Europe que celle où les différentes nations seraient libres de leurs régimes, de leurs gouvernements et de leurs opinions politiques. Certes, nous concevons bien qu’il y faudra une unité économique et, par suite, un certain nombre d’ajustements et de disciplines matérielles. Mais nous prévoyons trop que si, dans cette Europe, devait sévir un impérialisme politique tel que ceux qui ont échoué dans le passé, des ressentiments et des révoltes ne manqueraient pas de renaître. Et la guerre reviendrait.

C’est pourquoi nous avons toujours proposé à nos concitoyens l’idée d’une Europe économiquement une, mais laissant à chaque nation sa liberté politique, à la seule condition de n’en pas user pour troubler l’ordre général. Nous avons d’ailleurs la certitude que c’est là l’Europe que, dans leur immense majorité, les Français sont prêts à accepter.

Nous avons d’ailleurs imaginé qu’il ne serait pas impossible que l’accord se fît à ce sujet entre la France et l’Allemagne. L’entrevue de Montoire, le discours du Dr Goebbels en date du 14 mars 1943 et le récent discours du Président Laval nous avaient fait espérer que l’Europe nouvelle ne se ferait pas aux dépens de l’individualité ni de l’indépendance françaises et qu’y trouvant enfin la paix, la France y conserverait la liberté d’être comme elle est et comme elle se voudra.

Et c’est pourquoi la mesure qui, aux dires de M. Georges Daudet, a été prise contre moi par ordre des autorités occupantes a provoqué beaucoup d’émotion parmi mes amis. Il ne s’agit pas, bien sûr, de ma personne, qui est de mince importance, bien que mes amis me fassent l’honneur d’y être attachés. Il s’agit, très exactement, de savoir si nous n’avions pas tort d’avoir tant de confiance et d’espoir, si nous ne trompions pas nos camarades et nos concitoyens quand nous nous efforcions de leur faire partager ces sentiments.

 

En effet, s’il est vrai que c’est par votre ordre que je suis chassé de la Direction Politique de La France socialiste, s’il est vrai que cette mesure est prise par ordre des autorités occupantes qui ne peuvent plus tolérer qu’en France des citoyens, ne parlant pourtant que de leur pays, continuent à défendre l’idée d’une république meilleure et plus forte, le principe d’un syndicalisme indépendant et constructif, l’espoir d’un socialisme vigoureusement révolutionnaire et authentiquement français et le désir qu’ils ont d’une France politiquement indépendante dans une Europe unie, enfin si M. Georges Daudet, qui prétend agir sur le mandat des autorités occupantes, dit bien vrai, bien des choses sont remises en question.

Vous trouverez ci-inclus le double d’une motion par laquelle un certain nombre de mes amis syndicalistes, socialistes et républicains expriment leur émotion.

Quant à moi, je ne puis pas ne pas vous exprimer ma stupéfaction. Je dois d’ailleurs ajouter que les conditions dans lesquelles M. Georges Daudet a rempli son prétendu  » mandat  » ont ajouté à cette stupéfaction. En effet, après m’avoir annoncé la mesure prise contre moi, il m’a informé qu’on souhaitait pourtant que je continuasse à écrire dans La France socialiste, pour que le journal ne changeât pas trop visiblement ni trop soudainement de caractère. Et voici dans quelles conditions. J’écrirais dans ce journal, par mois, onze articles signés, à 1000 F l’un, et 25 éditoriaux, au tarif de 250 F l’un. Financièrement, ce serait une affaire, car je recevrais plus que je ne le faisais ! Mais les conditions politiques seraient de tout autre nature. J’écrirais à l’article, ce qui laisserait à M. Georges Daudet, mandaté ou non, la liberté de se débarrasser définitivement de ma collaboration, quand j’aurais assez servi à camoufler le  » tournant « . Par ailleurs, M. Georges Daudet a refusé de m’indiquer quels sont les nouveaux collaborateurs politiques auprès desquels j’aurais à signer. Enfin, sur une question nette, il a répondu que je n’aurais plus la liberté de choisir le sujet et la doctrine des articles et des éditoriaux qu’il me proposait de continuer à rédiger.

Je m’excuse de ces détails sordides. Mais on comprendra qu’en ce qui me concerne ils n’aient pas peu contribué à me donner l’impression que de toutes façons on entend m’empêcher d’exprimer désormais, avec liberté, les idées que depuis 1940 j’avais pu exprimer.

S’il est vrai, comme M. Georges Daudet le prétend, que c’est par mandat des autorités occupantes, je n’ai, bien entendu, qu’à m’incliner et qu’à rentrer dans le silence, certes inchangé, mais renonçant à éveiller chez les autres un espoir que je ne pourrais plus moi-même partager.

Voilà pourquoi je me permets de vous demander si les dires de M. Georges Daudet correspondent à la réalité.

Veuillez agréer, Monsieur le Conseiller, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

 

Paris, le 5 juillet 1943

 

René Château

 

P.S. – Je comptais vous remettre cette note ce soir même. Puisque notre rendez-vous est remis jusqu’à demain, 17 heures, je me décide à vous l’envoyer. »

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